mardi

L’instant de la rupture

Qu’est-ce que le cinéma moderne ? Dissymétrie des regards échangés, champ-contrechamp décalés, découpage de l’espace, isolement des personnages dans leur cadre respectif, mutisme de la scène, objectivation de l’humain... La lecture de la première séquence du film de Michelangelo Antonioni révèle une nouvelle forme de langage cinématographique loin des canons de mise en scène.
 
Après L’avventura (1960) et La notte (1961), L’Éclipse est le dernier volet de la trilogie d’Antonioni sur la solitude, la déshumanisation et l’incommunicabilité. Tous ces grands thèmes, chers au réalisateur italien, reflètent la condition humaine de notre époque et sont traités dans chacun de ses films selon une esthétique déréalisante sinon dédramatisante de l’existence.
Nous sommes ici à l’entame du film. Les deux personnages, Vittoria et Riccardo, ont passé la nuit à parler de l’avenir de leur couple. Le jour se lève et l’heure est grave, puisqu’à la rupture. Plus exactement, la scène d’ouverture cueille les protagonistes après leur discussion nocturne et avant l’acte effectif de la séparation. C’est un moment de latence, une parenthèse de silence où les mots, comme usés d’avoir été trop prononcés, ne servent plus à rien (signalons qu’Antonioni n’a jamais vraiment cru au pouvoir du dialogue pour résoudre les conflits). Le silence sonne donc le glas de l’union du couple et creuse activement sa béance entre ces deux êtres qui sont déjà séparés comme le montrent les images suivantes qui définissent à la fois la problématique du film et l’essence même du cinéma moderne.



[1a]
D.R.
Les premiers plans, parfaitement muets, instaurent d’emblée un climat lourd de questionnements : qui sont ces deux personnages ? Pourquoi ces regards obliques et silencieux, et cette lassitude sur leurs visages ? Et puis, que font-ils là ? Le spectateur se sent placé dans une expectative angoissante et grandissante pendant tout le temps que dure cette entrée en matière (deux minutes et demie). Il cherche alors des repères, mais le découpage de l’espace l’en empêche. Il attend un mot d’explication sortant de la bouche des protagonistes qui restent désespérément muets. Son incompréhension est d’autant plus inquiétante qu’il doit attendre le onzième plan pour voir Vittoria et Riccardo (en passe de devenir d’ex-amants sous nos yeux) enfin réunis dans le même cadre et le quatorzième plan pour les entendre s’expliquer.
Ce sentiment de malaise qui oppresse le spectateur vient certes du silence, mais aussi et surtout du savant et peu orthodoxe découpage de l’espace. Parce qu’il est morcelé, l’espace scande la désunion et l’impuissance du couple à se retrouver, à retrouver un « lieu commun » de discussion. Et c’est précisément le vide qui caractérise le premier plan de la séquence [1a]. Des livres en bas à droite du cadre, une lampe allumée à gauche et rien au milieu, sinon un point de fuite aveugle qui n’a d’autre effet que de signaler l’absence de l’humain. Tant et si bien que les objets, référents inutiles d’un milieu intellectuel, ne remplissent plus leur fonction désignante de l’individu.
La caméra panote alors vers la droite [1b] pour recadrer un homme, qui l’instant d’avant n’était qu’un bout de coude dans l’image (chosifié au-dessus de la rangée de livres). Comme exclu du champ de vision de la caméra, littéralement hors-champ, pathétiquement absent au monde mais pas à lui-même puisque de sombres pensées roulent sur son front. Une grande tension se lit dans ses yeux portés un instant vers la droite de l’image. L’homme semble chercher quelque chose ou quelqu’un du regard. Le recadrage très classique du personnage dans le champ est suivi par un contrechamp peu orthodoxe [2] d’une femme de dos. Disons que, selon les règles cinématographiques en vigueur, le regard de la femme aurait dû répondre à celui de l’homme qui, de fait, se retrouve seul face à lui-même. Aussi baisse-t-il à nouveau la tête et replonge-t-il dans ses pensées. Le lien entre les deux plans et la liaison entre les deux personnages ne sont, par conséquent, pas assurés ici. Seuls l’échelle et l’angle du plan assurent la cohérence syntaxique du raccord. Notons encore que le décor (le petit obélisque au premier plan, la deuxième lampe de salon allumée dans le fond) souligne cruellement la menace qui pèse sur l’homme et la solitude du plan dans laquelle il est enfermé. Pendant ce temps, la femme évite soigneusement de le regarder. Elle s’abandonne littéralement dans l’objectivité, s’appliquant à confectionner une sorte de nature morte avec divers objets [3]. Paradoxe de la situation : celle que l’homme cherche du regard disparaît à ses yeux dans une activité pour le moins déconcertante. Elle s’y concentre même un petit moment, comme l’indique le soupir qu’elle lâche. Au propre comme au figuré, les objets absorbent l’attention de la femme et la tension dramatique. Ce dernier plan fait alors obstacle au regard de l’homme que l’on sent rivé sur la femme. Il en retarde la réapparition et préfère souligner tout le refoulé, le non-dit sexuel, de la scène. Inconscient ou non, le geste de Vittoria provoque une sorte d’exaspération chez Riccardo qui suit attentivement chacun de ses mouvements [4]. Le plan qui exprime le point de vue de l’homme est une figure d’insistance comme projection du désir de Riccardo [5]. Aussi les deux personnages semblent-ils s’effleurer du regard avant que Vittoria ne porte le sien sur un tableau, autrement dit dirige son attention vers un « ailleurs » fantasmé : la représentation picturale d’une ville [6]. La réciprocité des regards entre l’homme et la femme n’est donc pas assurée. La dissymétrie clame l’éloignement de ces deux êtres en rupture de liens. Un léger travelling arrière repousse le pauvre Riccardo dans l’image, signe de sa muette impuissance. Son regard (un peu sournois, un peu lâche) sur les jambes de Vittoria [7] lui renvoie un désir désormais inaccessible. Il est maintenant comme un étranger devant son ex-maîtresse qu’il épie en cachette et qu’il désire à nouveau parce qu’elle lui échappe. Le regard de Riccardo découpe le corps de Vittoria pour en faire un objet de son fantasme.
Puis les deux personnages sont réunis pour la première fois dans le même cadre [8]. Aussi constate-t-on avec surprise qu’ils sont très éloignés l’un de l’autre. Vittoria évite bien de croiser le regard de Riccardo et préfère lui tourner le dos. Le plan suivant signale une nouvelle « tentative d’évasion » de Vittoria qui soulève le rideau de la fenêtre et regarde vers l’extérieur. Un reflet dans la vitre lui renvoie une image dérisoire, cruelle et sarcastique d’elle-même, de sa triste figure, de son malheur. Une dernière fois, elle replonge en elle-même, allongée sur un canapé, pour trouver la solution. Comment « sortir » de cette rupture, comment échapper au regard assujettissant de cet homme ? En l’affrontant une dernière fois. Frontalement [9] : Vittoria se redresse alors et se dirige vers Riccardo pour prendre acte de leur décision de rupture : « Alors, Riccardo... » [10]

[1b]
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[2]
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[3]
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[4]
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[6]
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[7]
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[8]
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[9]
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[10]
D.R.
Philippe Leclercq

 
 
L’Éclipse, un film italien de Michelangelo Antonioni (L’eclisse, 1962, noir et blanc), scénario de Michelangelo Antonioni, Tonino Guerra, Elio Bartouni et Ottiero Ottieri, avec Alain Delon (Pierro), Monica Vitti (Vittoria), Francisco Rabal (Riccardo).
2 h




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